Interdire l’abaya à l’école, pour quoi faire ?

Comme on sait, l’école ne manque pas de problèmes pratiques qu’un ministre responsable devrait s’atteler à résoudre. Sinon tous, peut-être simplement un, à la résolution duquel il pourrait donner son nom : pêle-mêle le recrutement des enseignants, la valorisation de leurs carrières, l’accompagnement des élèves en situation de handicap, le renforcement pédagogique des enseignants, l’intégration des technologies de l’information, le lycée professionnel, la place du privé sous contrat, la liaison enseignement secondaire-enseignement supérieur, sans oublier la mixité sociale ambitieusement mise sur la table par le précédent ministre et piteusement remisée.

Tel n’est pas le choix fait par le nouveau ministre de l’Education nationale. Oublions les problèmes, propose-t-il en substance. Et de ressortir le dossier de la défense et illustration de la laïcité. Comme s’il se disait : de quoi pourrais-je parler au moindre risque, c’est-à-dire sans susciter de mobilisation adverse au sein de l’appareil scolaire, tout en donnant l’impression d’oser quelque chose qui pourra être défendu devant les micros comme une cause politique ? Et cela marche. On a pu lire dans un éditorial de quotidien que la question de l’abaya « met au pied du mur le nouveau ministre, à peine nommé et déjà confronté à l’épineuse question de la laïcité à l’école ».

En quoi la question de la laïcité à l’école est-elle épineuse, et en quoi la question de l’abaya met-elle le ministre au pied du mur ? La « question de la laïcité » à l’école n’est pas un de ces problèmes évoqués plus haut, qui appellent solution et qui, à défaut, obèrent objectivement la qualité de l’école française. Elle n’empêche pas l’école d’exercer son mandat, ni quant aux apprentissages requis, ni quant aux qualités psycho-sociales qui font le citoyen. Il faut le dire, l’école n’a pas objectivement de problème de laïcité. De par la constitution, elle est laïque, c’est-à-dire indépendante des religions, et de toute ma carrière je n’ai rencontré personne qui lui conteste cette propriété, ni parmi les personnels, bien sûr, ni parmi les parents d’élèves, ni parmi les élèves, ni avant la loi de 2004 ni après. Avant la loi de 2004, les médiations menées sous l’égide de la médiatrice nationale pour régler les affaires de foulard réussissaient au nom justement de la laïcité de l’école, cette école dans laquelle les parents des milieux populaires mettent tous leurs espoirs pour sortir leurs enfants de la misère sociale. Les affaires étaient d’ailleurs rares.

Depuis la loi de 2004, « encadrant le port de tenues et signes religieux à l’école », c’est une autre histoire. Cette loi n’a qu’un article : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. » Les élèves ne sont pas obligés de cacher leur appartenance religieuse ou de ne pas en parler : s’ils veulent le faire, ils ne doivent pas le faire ostensiblement. Mais qu’est-ce à dire ? Que signifie concrètement une tenue « ostensible » ? Depuis dix-neuf ans – et cela va continuer –, les anicroches tournent autour de l’interprétation du mot. Bien évidemment, ces interprétations varient : d’une école ou d’un établissement à l’autre, d’un professeur à l’autre,… d’un ministre à l’autre. On trouvera toujours des élèves pour braver les interdits. Les professionnels de l’éducation savent s’y prendre pour la plupart pour déminer les situations, voire pour s’en servir comme d’un tremplin éducatif. Pas tous. Et certains ministres trouvent un intérêt à nourrir les dissensions à ce sujet. De là viennent les fameuses épines de la question épineuse.

L’intérêt du ministre dans cette affaire n’a rien à voir avec l’intérêt de l’école, ni des élèves, ni des personnels. C’est un intérêt purement politique, cyniquement politique. La question de l’abaya ne met pas le ministre au pied du mur. Elle lui permet de se poser en défenseur de la cause laïque auprès de ceux qui veulent croire que les musulmans attaquent la laïcité. Une fois de plus, l’islam est traité comme un abcès de fixation des problèmes de la société.

Françoise Lorcerie, Directrice de recherche émérite au CNRS, IREMAM, Aix-Marseille Université

Article paru dans le Dauphiné libéré le 2/09/2023.