Stéphanie Hennette-Vauchez, L’Ecole et la République. La nouvelle laïcité scolaire. Lefebvre Dalloz, 2023, 275 p.

Stéphanie Hennette-Vauchez est professeure de droit public à l’université de Nanterre, et c’est en juriste qu’elle questionne les changements de l’interprétation du principe de laïcité dans les lois, les décisions des tribunaux (la « jurisprudence »), et les arguments des juristes (la « doctrine »). Elle s’est fait remarquer en 2014 pour sa lecture de l’affaire de la crèche Baby Loup, affaire dans laquelle une employée licenciée pour port du voile avait vu les décisions judiciaires à son égard se succéder en se contredisant¹. Le licenciement avait eu lieu en décembre 2008, l’arrêt de la cour de Cassation en assemblée plénière, épuisant les recours français, en juin 2014, soit six années de procédures. Et il y a encore eu ensuite l’avis du Comité des droits de l’homme de l’ONU rendu en août 2018 (on peut voir le résumé de l’affaire dans Wikipédia). En bref, le principe de laïcité, principe constitutionnel français, est tout sauf figé dans son interprétation. Il est plongé dans l’histoire des institutions françaises, et lorsqu’on y regarde de près, son évolution normative soulève de curieux paradoxes.

Telle est l’orientation qui anime le dernier livre de Stéphanie Hennette-Vauchez, consacré cette fois spécifiquement aux transformations de la laïcité de l’école dans les dernières décennies. Le livre est en deux parties. La première est consacrée au rapport de l’État à l’école privée. En rupture avec la tradition d’opposition entre « les deux écoles », qui avait marqué la première moitié du XXe siècle, et sur laquelle le livre ne revient pas, la loi du 29 décembre 1959 « sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés », dite loi Debré, a offert aux écoles et établissements privés (alors très majoritairement catholiques) la possibilité de passer des contrats d’association avec l’État. Cette disposition a introduit dans la laïcité scolaire ce que l’autrice nomme une logique d’« accommodement religieux », qui atténue la rigueur des principes généraux de séparation et de neutralité définissant juridiquement la laïcité. C’est à tort que cette technique juridique passe pour étrangère à la tradition juridique française, note la juriste, il y en a bien d’autres exemples. La loi Debré inaugure de fait avec les institutions scolaires religieuses « un partenariat bien accommodant ». Elle permet aux établissements d’affirmer leur « caractère propre », notion qui constitue le « cœur juridique de la logique d’accommodement » (p. 29).

Les raisons du changement sont complexes, la force de la demande scolaire y a joué un rôle ainsi que le ralliement républicain de l’Église catholique. En tout cas, il va profiter à d’autres, notamment aux écoles juives, qui disposent dès lors d’une grande liberté d’organisation tout en prenant parfois des « largesses avec la loi », ce que détaille le livre dans une douzaine de pages documentées (p. 88-101). Mais la règle du partenariat accommodant a changé avec la loi du 24 août 2021 « confortant le respect des principes de la République », dite loi Séparatisme. On est passé de « l’accommodement » au « contrôle ». C’est qu’avec le temps, quelques établissements musulmans se sont créés, et la volonté sécuritaire des gouvernements a résisté à ce qu’ils puissent jouir des libertés offertes par un droit commun accommodant. Pour contrôler sans discriminer, la loi a finalement rogné dans les libertés de tous.

La deuxième partie du livre est consacrée à caractériser ce « basculement » du sens de la laïcité scolaire, à expliciter « l’inflexion herméneutique » (p. 154) sur laquelle il repose. Depuis le rapport Baroin rendu au printemps 2003, cette inflexion du sens de la laïcité est dénommée communément « nouvelle laïcité ». Il s’agit effectivement d’un « nouveau régime » de la laïcité, par « alignement de la laïcité sur la neutralité » (p. 191). Il a découlé de la volonté politique de contrôler, sinon directement l’islam (objectif que la faible organisation de cette religion rend incertain), du moins les musulmans, et sinon partout, du moins à l’école, mais avec des effets de diffusion dans d’autres sphères de la vie sociale, sans qu’on puisse en borner l’énumération. Alors que la laïcité garantit de droit la liberté des individus (dans le respect de l’ordre public) en imposant des contraintes à l’État – neutralité, non ingérence, égalité de traitement de tous les cultes –, la « nouvelle laïcité » ajoute des contraintes qui s’imposent aux individus et vont restreindre les libertés dont ils jouissaient jusque-là, notamment dans l’expression individuelle et collective, y compris publique, de leur religion. Ce faisant, ladite « nouvelle laïcité » modifie les règles de base de la laïcité.

La date repère est ici la loi du 15 mars 2004, « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics ». Cette loi met fin au régime libéral dont les élèves bénéficiaient de par la laïcité de droit, y compris au sein de l’école, comme le posait l’avis du Conseil d’État en assemblée générale du 27 novembre 1989. Le port de tels signes « n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité » écrivait alors le Conseil. Sa jurisprudence ultérieure jusqu’en 2004 a mis en œuvre cette position normative, et il a développé sa doctrine à ce sujet dans son rapport publié en 2005, Un siècle de laïcité². Mais c’est un « chant du cygne », remarque l’autrice (p. 184). A cette date, en effet, la loi interdisant aux élèves le port de signes et tenues par lesquels « ils manifestent ostensiblement une appartenance religieuse » est déjà entrée en vigueur, portée par une quasi-unanimité politique, et le Conseil n’a pu s’y opposer.

Cette loi « est d’une importance capitale au regard du régime de laïcité scolaire, mais aussi au regard du sens prêté au principe juridique de laïcité de manière générale », souligne Stéphanie Hennette-Vauchez (p. 191). La loi soulève des interrogations au titre du principe d’égalité, tant il est évident que ses effets peuvent se lire au prisme de la « discrimination indirecte intersectionnelle » (p. 194), même si elle a pu avoir des effets collatéraux inattendus, comme ces garçons sikhs exclus pour port du turban, que le rectorat de Paris a fait rescolariser dans un établissement catholique. De plus, la loi pose au juriste un défi sémiotique : sont interdits des signes « dont seul le truchement de l’interprétation de la volonté de l’élève permet de les faire tomber sous le coup de la loi : bandana, jupe longue, bonnet de laine… » (p. 204). Or « le sens résulte toujours d’une coconstruction entre l’intention de l’acteur et le regard de l’observateur », rappelle l’autrice, ce qui implique l’engagement du juge, comme déjà des agents scolaires, dans la constitution même du délit. Autre souci pour le juriste, la loi de 2004 est « le point de départ de logiques herméneutiques sans cesse plus extensives » (p. 224). Expressément limitée aux élèves par la circulaire du 18 mai 2004, pour des raisons de protection liée à leur minorité, l’interdiction s’est vue à la longue demandée pour les parents, les étudiants, étendue à tout l’espace scolaire qu’il s’agirait de purger de tout signe religieux, au monde du travail, …

Stéphanie Hennette-Vauchez soulève pour finir un ultime paradoxe : la loi de 2004 a renforcé la relation partenariale entre l’enseignement public et l’enseignement privé. En effet, elle fabrique des exclu.es en comptant sur l’enseignement privé pour les accueillir puisqu’il lui est interdit en principe de sélectionner ses élèves selon leur religion. Ont d’ailleurs émergé à cette occasion des projets d’établissements privés musulmans, prétendant à bénéficier du régime issu de la loi Debré. Très peu ont reçu l’agrément. Les élèves exclus se sont plutôt adressés aux établissements catholiques. Mais ces établissements se sont très majoritairement alignés sur l’interdiction établie par la loi de 2004. Alors qu’elle ne leur est pas applicable, ils l’ont inscrite dans leur règlement intérieur. La loi a donc fini par enrôler l’école privée dans la nouvelle politique de laïcité scolaire, contribuant à « l’aplatissement du sens de cette dernière sur la neutralité religieuse », et cela dans des locaux où les signes religieux ne manquent pourtant pas (p. 246).

L’opinion confond désormais la laïcité avec l’obligation de neutralité dans l’espace public, et avec le cantonnement de la religion à l’espace privé. Ce constat désole la juriste, plutôt encline à souscrire à la philosophie du « républicanisme critique », pour qui l’important dans une société est la liberté des membres, de tous les membres, le rôle de l’Etat républicain étant avant tout de protéger ceux-ci des formes diverses de la domination sociale³.

Nombre de professionnels de l’école se trouveront d’accord avec cette philosophie, laquelle rencontre l’éthique professionnelle. Lire le livre leur permettra de dénaturaliser la question de la laïcité républicaine. Ce n’est pas un principe absolu dont on pourrait produire une définition simple. On plaint d’ailleurs les candidats au concours qui ont la question au programme. Le sens de la laïcité scolaire a bougé très fortement à deux reprises après son établissement sous la 3^ème République : avec la loi Debré du 29 décembre 1959, et avec la loi du 15 mars 2004. Les deux fois, la transformation de la laïcité scolaire a exprimé des choix politiquement marqués qui ont infléchi l’acception globale de la laïcité dans la société et la vie même de la société nationale. Le premier changement a ouvert un temps d’accommodement libéral (et budgétairement coûteux) vis-à-vis des religions, le deuxième un temps de crispation sur le contrôle. L’histoire n’est pas finie.

1 Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin, L‘affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, Paris, LGDJ 2014.

2 Un siècle de laïcité – Rapport public 2004 – Conseil d’État (conseil-etat.fr)

3 V. Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains ! Seuil, 2010,

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